Enjeux de la guerre et d’un échange humanitaire
Un responsable des FARC s’exprime
/ mercredi 20 juin 2007
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A l’heure où nous mettons sous presse, nous apprenons que Rodrigo Granda a finalement été mis par la police colombienne dans un avion en partance pour Cuba, avec l’accord des FARC-EP. Rappelons qu’il avait été enlevé illégalement à Caracas, au Venezuela, le 13 décembre 2004, et incarcéré dans une prison de haute sécurité en Colombie. Considéré comme responsable des affaires extérieures des FARC-EP, et très engagé dans les négociations visant à l’échange humanitaire de tous les détenus, il avait été récemment sorti de prison et conduit au siège de l’archevéché de Bogota, à la demande de Nicolas Sarkozy. Nous publions ici de larges extraits d’une interview qu’il a donnée, le 15 juin dernier, à la chaîne de radio privée colombienne « RCN », depuis l’épiscopat de Bogotá*. (jb)
Qui êtes-vous Rodrigo Granda ?
Je suis un homme pareil à tout autre de ce pays, qui appartient à une organisation qui s’est soulevée les armes à la main contre l’Etat colombien. Je suis un combattant de plus des FARC-EP. (...)
Pourquoi êtes-vous entrés dans les FARC ?
J’ai adhéré aux FARC, parce que, depuis 1970, ici, dans ce pays, la fraude électorale était devenue monumentale. J’appartenais aux jeunesses de l’Alliance Nationale Populaire (ANAPO) et me suis aperçu alors que la voie électorale était impossible à cause de la fraude organisée par l’Etat. Donc, c’est à ce moment-là qu’ont surgi quelques mouvements armés comme le M-19, dont le programme ne m’a pas attiré1. J’ai étudié un peu le programme des FARC et j’ai vu que je pouvais y développer mes aspirations, soit ce que je rêvais pour le pays du nom de Colombie.
En somme, vous êtes un frustré des élections de cette époque, où le M19 était en colère ; il y avait l’ELN, et vous avez décidé de vous engager dans les FARC.
Je ne suis en aucune manière un frustré des élections. Simplement, j’ai réalisé un fait : en Colombie, le droit [d’agir] par la voie électorale a toujours été refusé par tous les moyens aux mouvements de la gauche révolutionnaire. (...) Alors, si une voie se ferme, si l’on ne respecte pas sans tricher la démocratie bourgeoise garantie par l’Etat, quel autre chemin reste-t-il pour faire valoir et respecter ses convictions ? (...)
Commençons par le premier épisode politico-diplomatique par lequel vous avez été connu dans le pays, lorsque vous avez été capturé au Venezuela. Il y eut aussi un grand problème diplomatique entre le Venezuela et la Colombie. Comment s’est passée cette capture ?
Avant toute chose, je dois éclairer le pays sur un point : je n’ai jamais été capturé. Ce qui s’est passé, c’est une séquestration d’Etat dans un pays étranger, le 13 décembre 2004. J’étais dans la cafeteria Razetti, à l’arrêt de méro Bellas Artes à Caracas, lorsque, à quatre heures moins cinq, un commando de la police colombienne du CTI [judiciaire] et quelques Venézuéliens ont mis la main sur moi, m’ont mis une capuche sur la tête et les menottes aux poignets ; ils m’ont fait monter dans une voiture et (...) m’ont déposé à Cúcuta [capitale du département de Norte de Santander, près de la frontière du Venezuela] à six heures du matin. Là, la police et quelques personnes disant être envoyées par M. Uribe m’ont proposé de l’argent et des passeports pour que je m’en aille à l’étranger avec ma famille et les amis dont j’aurais besoin, à condition que j’implique Hugo Chávez en prétendant qu’il me protégeait au Venezuela. Il fallait aussi que je livre un membre du Secrétariat national des FARC, de préférence le Commandant Raúl Reyes. Je n’ai rien accepté de cela. (...) Cette aventure du gouvernement colombien a impliqué de très hauts fonctionnaires (...) même le Dr Uribe, le Président, a eu connaissance de cette opération menée au Venzuela.
Que faisiez-vous au Venezuela ? Et y étiez-vous protégé par le gouvernement de Hugo Chávez ?
J’étais au Venezuela de façon clandestine, de la même façon que je me déplace dans le monde entier, sans être protégé par aucun gouvernement, comme je me déplace aussi en Colombie. [Au Venezuela] j’ai pris part à une rencontre d’intellectuels en défense de l’humanité. Il y avait quelques grandes figures comme Noam Chomsky et James Petras, deux des plus grands intellectuels nord-américains, que je remercie aujourd’hui, puisqu’ils ont ensuite dénoncé courageusement ce qui s’était passé au Venezuela. Il y avait aussi Pérez Esquivel et un groupe d’intellectuels européens très importants, du Canada, etc. Et ensuite, j’ai participé à la Première Rencontre Bolivarienne des Peuples, à laquelle assistaient des délégations de tout le continent pour appuyer la révolution bolivarienne. (...)
J’insiste sur un point concret ; le Président Hugo Chávez et son gouvernement savaient-ils que vous étiez là-bas ? Vous protégeaient-ils ? Pourquoi y a-t-il eu un problème diplomatique très grave entre le Venezuela et la Colombie suite à votre capture là-bas ?
Non. Ma séquestration a produit une commotion parce que la souveraineté du Venezuela avait été violée. J’étais entré dans ce pays sans que les autorités vénézuéliennes n’en aient connaissance d’aucune façon. En revanche, une fraction corrompue de la Garde Nationale vénézuélienne a participé à l’opération, en collaboration avec la police judiciaire colombienne, parce que le gouvernement colombien lui avait payé 1,5 million de dollars pour cela. Ni M. Hugo Chávez, ni aucune force du Venezuela ne me protégeaient. De plus, je n’avais besoin d’aucune protection, parce que je me déplaçais clandestinement, comme je l’ai fait toujours ici en Colombie depuis plus de 7 à 8 ans. (...)
Pourquoi le Président français a-t-il demandé votre sortie de prison ?
Je vois cela comme un triomphe très important de la politique de la Commission internationale des FARC. Il faudrait que vous le lui demandiez. Je m’imagine que de toute manière, la France est un empire qui dispose d’organes de sécurité de l’Etat disséminés dans le monde entier ; ils sont arrivés à la conclusion que je n’étais pas un bandit ni un narco-trafiquant, que je n’étais pas un délinquant de droit commun ; ils ont certainement pris en compte que l’organisation que je représente n’était pas non plus un groupe à caractère terroriste.
Nous savons, qu’il y a un certain temps, vous avez eu l’occasion de rencontrer le Président Sarkozy dans un forum en Europe, qu’il a écouté une longue intervention que vous avez faite là-bas et qu’il a pris des notes sur ce que vous aviez dit dans ce forum. Vous souvenez-vous de cette réunion ?
J’ai été en Europe, en réunion avec l’Union Européenne, y compris avec son secrétariat responsable pour les questions économiques. Il y avait là tous les pays ; c’était sous le gouvernement du Dr. Pastrana. L’Union Européenne voulait se faire une opinion sur les FARC et sur ce qui se passait alors dans le pays. Tout cela était pu- blic. Le gouvernement colombien le savait et j’ai certes fait un très long exposé, mais je ne me suis jamais rendu compte que M. Sarkozy pouvait y avoir assisté à ce moment. (...)
Vous parlez [à votre propos] d’une séquestration d’Etat, alors comment qualifiez-vous la séquestration, la privation de liberté du fait des FARC, aujourd’hui, de tant de Colombiens, et avant tout d’Ingrid Bétancourt ?
[RG commence par dénoncer les procès politiques et les sentances monstrueuses imposées aux combattants des FARC par des autorités corrompues avant d’enchaîner... (réd.)] Pour pouvoir venir en aide aux nôtres qui se trouvent dans de telles conditions dans les prisons colombiennes et qui, sinon, ne reverraient jamais la lumière du soleil, les FARC recourrent à ce type de détention.
Après les déclarations faites par Raúl Reyes, par lesquelles il n’avalisait pas votre sortie de prison, et qui disaient que vous n’étiez pas le porte-parole des FARC dans ce processus, vous avez dit que vous ne vous sentiez ni bien ni mal d’être ou de ne pas être le porte-parole des FARC. A ce carrefour devant lequel vous vous trouvez, après votre sortie de prison, avec cette espèce de retrait d’autorisation de la part des FARC, comment vous sentez-vous ? Que va-t-il se passer avec vous ? Quel chemin allez-vous prendre ?
Monsieur le journaliste, avez-vous lu les déclarations de Raúl ? Il me semble que vous les avez assez mal lues... Raúl Reyes avalise ma sortie de prison. En réalité, tout combattant des FARC qui ne signe aucun accord avec le gouvernement, peut chercher sa libération par les moyens à sa disposition. En ce qui concerne les porte-parole, dans toutes mes déclarations, j’ai réaffirmé devant le pays que les FARC avaient nommé une commission pour se réunir avec le gouvernement colombien : si vous évacuez [démilitarisez] les départements de Pradera et Florida dans les 48 ou 72 heures, cette commission (...) est bien celle qui s’occupera de l’échange [il s’agit de l’échange humanitaire des prisonniers]. Les FARC ne m’ont jamais nommé moi. On ne m’a donc retiré aucune autorisation. Qui m’a nommé comme porte-parole des FARC ? Qui m’a nommé moi comme représentant des FARC pour cet échange ? (...)
Vous savez que [votre aide] est aujourd’hui l’unique espoir des familles des séquestrés pour que les leurs recouvrent la liberté ?
Je ne crois pas que je sois le seul espoir (...) et je n’assume pas non plus cette responsabilité. Ni devant le pays, ni devant les familles. (...) Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’une responsabilité de l’Etat colombien. L’Etat colombien doit garantir la vie, l’honneur et les biens de ses citoyens. Oui, il est vrai que les FARC les détiennent et l’Etat colombien doit faire des démarches pour leur libération. (...)
Les ennemis de la paix, ce sont les FARC qui plongent le pays dans la violence...
Cela fait 43 ans que les FARC luttent pour la paix. Ce qui se passe, c’est que nous avons répondu à la violence par le droit légitime de se rebeller.
On ne cherche pas la paix en assassinant des civils, ni en séquestrant des civils, comme ceux que vous voulez utiliser pour l’échange... Pourquoi ne libérez-vous pas simplement ceux que vous retenez en otage ?
Et qui libérera les gens que nous avons nous dans les prisons ?
Mais il se trouve que ceux qui sont en prison sont des gens qui ont commis des délits, qui sont responsables d’assassinats et qui ont enfreint le code pénal colombien, M. Granda. Vous ne pouvez pas les comparer avec les civils innoncents aux mains des FARC.
Vous pouvez examiner tous les procès dans les ministères publics et les tribunaux, lors des arrestations mas- sives de 200 à 300 personnes, beaucoup de gens sont appréhendés, aussitôt convaincus de subversion et de terrorisme, puis condamnés. Ce sont des gens absolument innocents dans ce pays et c’est avec cela qu’on a rempli les prisons. Pour les combattants des FARC, nous répondons nous-mêmes ; qu’on nous applique toutes les lois bourgeoises, qu’en fin de compte nous ne respectons pas, mais c’est qu’il y a de nombreuses personnes absolument innocentes. Et il y en a de nos camarades contre lesquels rien n’a été prouvé, et à qui on a monté de toutes pièces des procès pour séquestration, terrorisme, extorsion, blanchiment de capitaux, enrichissement illicite, jusqu’au viol de personnes. Tout cela parce qu’il y a une justice revancharde, il y a une haine de classe impressionnante contre les FARC, qui a été alimentée plus d’une fois par les grands moyens de communication.
Cela serait l’objet d’un autre débat. Le pays entier a été témoin des enlèvements sanglants, des morts, des massacres, des bombes posées par les FARC.
Le pays a aussi été témoin des assassinats de l’armée, des fosses communes, des viols de femmes, de toute une quantité d’horreurs qui se sont déroulées, ainsi que des fausses preuves que l’on a apporté. Alors, vous n’allez pas me dire que ce sont seulement les FARC, que les FARC sont le diable et les autres des Saints.
Le G8, les pays les plus riches du monde, ont émis un communiqué, à l’issue de leur sommet, qui dit : « Nous attendons un geste de bonne volonté des FARC pour qu’ils libèrent les séquestrés ». Comment prenez-vous cela ?
Le G8 fait appel aux parties pour qu’ils cherchent un accord humanitaire. C’est cela que dit le G8. En plus, il dit qu’il a confiance dans les trois pays, la France, la Suisse et l’Espagne. A aucun moment, il ne dit qu’il s’agit d’un acte unilatéral ; il dit que le mieux serait de régler définitivement le problème et que c’est cela qui l’intéresse le plus. Alors, le gouvernement n’a fait aucun grand geste, il a fait un geste pour en tirer un bénéfice politique immédiat, et comme je lai dit, cela n’aide en rien. (...)
* Transcription, traduction et coupures de notre rédaction.